Newsletter #29 – Censure sur Instagram : le ras-le-bol militant ✊

message d'erreur d'Instagram pour une publication censurée

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Un samedi sur deux, on t’emmène à la rencontre d’une nouvelle thématique liée au combat féministe. Cette fois-ci, Julia Sirieix questionne les conséquences de la censure des féministes sur Instagram.
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Censure sur Instagram : le ras-le-bol militant

Instagram a été une plateforme essentielle à la quatrième vague féministe, permettant à toute une communauté de se rassembler. On y a vu la naissance de comptes d’éducation à la sexualité et de sexualité positive qui comptent aujourd’hui des millions d’abonné.e.s. Ces mêmes comptes sont aujourd’hui victimes de censure et de plusieurs formes de discrimination. Peu à peu, Instagram se transforme en champ de mines pour les comptes militants. Tant et si bien que quatorze créateur.ice.s de contenus se sont regroupés en mars 2021 pour assigner Facebook, propriétaire d’Instagram, en justice, et qu’un mouvement de départ d’Instagram a été lancé pour migrer vers d’autres plateformes. Le but : obtenir enfin de la transparence sur le fonctionnement de la modération du géant américain, et pouvoir travailler librement, sans risquer de voir son travail supprimé du jour au lendemain. 

Par Julia Sirieix, le 03.07.21

“Je n’ai pas de mots pour décrire ma colère, ma peine, mon angoisse aussi, de perdre mon bébé, ma communauté, mon entreprise et mes un an et quatre mois de travail acharné” écrit Edwige, propriétaire du compte Instagram @wi_cul_pedia sur son compte de secours. Nous sommes le 15 mai 2021, son compte instagram, qui regroupe alors plus de 80 000 abonné.e.s, vient d’être désactivé suite à un raid de signalements massifs après une publication sur le stealthing (NDLR : pratique qui consiste à retirer son préservatif à l’insu de son ou sa partenaire pendant un rapport sexuel. Il s’agit d’un viol.)

 

Si vous faites partie des 500 millions d’utilisateur.ice.s actif.ve.s chaque jour sur Instagram, vous avez sans doute vu se multiplier les appels à l’aide de ce genre venant des créateur.ice.s de contenus féministes et sexpositifs. Posts supprimés pour “non-respect des règles de la communauté”, comptes bloqués, visibilité restreinte, … Les moyens de censure sur la plateforme s’enchaînent. En 2018, pour limiter le trafic sexuel en ligne, Instagram avait pris la décision de censurer non seulement le hashtag #stripper, mais également le #women, traduit par “femme”, un mot-clef qui représente… 52% de la population mondiale. À l’inverse,  “#malestripper” n’avait subi aucune invisibilisation sur le réseau social. Sans oublier que les hashtags #féminazi ou #antifeminism dont les posts associés sont majoritairement des appels à la haine envers les femmes et des outrages sexistes, restent eux bien visibles depuis plusieurs années. Ils référencent chacun, actuellement, plus de 200 000 publications.

La plateforme semble exercer une censure exacerbée vis-à-vis des comptes d’éducation sexuelle, de body positivisme ou de mise en scène du corps féminin. L’invisibilisation des contenus à travers le “shadowban” (NDLR: invisibilisation du comptes de certaines personnes : diffusion moins importante des photos de leur feed, absence d’apparition dans les suggestions de comptes à suivre, stories et publications invisibles pour certains abonnés). Pour les créateur.ice.s de contenus, cela se traduit par une baisse importante de l’engagement de leur communauté et donc une potentielle perte de revenus et les force à produire plus pour rattraper le retard.

Ces comptes sexpositifs sont aussi victimes de raids de signalements de la part de groupes masculinistes et/ou conservateurs, et de harcèlement en ligne. En découle une angoisse constante de perdre le fruit de son travail, comme en témoignait Wi-cu-pedia dans sa tribune contre la censure, publiée sur Madmoizelle. “Parler d’éducation sexuelle sur Instagram et en faire son métier, c’est vivre avec la peur au ventre. Au moindre bug sur notre téléphone, on se dit que c’est fini, on est prise d’angoisse. Cette précarité est liée à des décisions politiques qui favorisent la censure, alors que des comptes de sociétés de production pornographiques sont certifiés sur ce même réseau. Où se place la ligne du puritanisme ?” Des suppressions de comptes aux conséquences lourdes : nombreux.ses sont celleux qui ont fait de leur activité sur Instagram leur source de revenus principale.

 

“On se lève et on se casse… d’Instagram” 

Face à cette épée de Damoclès permanente, plusieurs influenceuses , comme  Clit Révolution, La Prédiction, Merci Beaucul, Lusted Men ou encore Mécréantes, ont annoncé en mai dernier leur départ d’Instagram pour la plateforme Patreon. Cette action collégiale porte le nom “On se lève et on se casse… sur Patreon”, en référence aux mots de Virginie Despentes, qui décrivait l’action de l’actrice Adèle Haenel aux César 2020. Encore peu connue en France, Patreon est une plateforme qui permet aux créateurs et créatrices de vivre de leur travail en étant financé.e.s directement et mensuellement par leurs communautés. L’enjeu ? D’“évoluer dans un lieu bienveillant, à l’abri des violences en ligne et de pouvoir créer sans avoir peur de voir son contenu supprimé ou bloqué”  comme l’explique le communiqué posté sur tous les comptes des créatrices sur le départ.

“Notre compte s’est fait supprimer en janvier dernier après la mise à jour des conditions d’utilisation d’Instagram, explique Marion, membre du collectif Lusted Men. Nous n’avions plus accès à nos archives et nous avons perdu une communauté de plusieurs milliers de personnes. Ça s’est fait de façon très opaque, sans explication. C’était très frustrant, surtout au vu du travail qu’il y avait derrière.” Malgré des dizaines de messages à Instagram, elles n’ont pas pu récupérer leur compte. Elles en ont créé un autre, l’inquiétude de le perdre de nouveau est bien présente, surtout au vu du nombre de comptes militants qui ont connu le même sort en 2021. “C’est une hécatombe”, reprend Marion.

Lorsque leur compte est supprimé, les créateurices de contenus font face à un nouvel obstacle. Impossible d’avoir une interaction humaine pour obtenir des explications ou tenter de récupérer son compte. C’est ce qui est arrivé récemment à Bettina Zourli, autrice et militante féministe. Elle tient le compte @jeneveuxpasdenfant, et le 19 juin dernier, son compte s’est fait supprimer par Instagram. En ce qui la concerne, ce n’est pas un bris des conditions d’utilisation ou un raid de masculinistes qui a entraîné la fermeture de son compte. “On m’a signalé que deux comptes Instagram à mon nom avaient été créés récemment. J’ai donc signalé ces comptes à Instagram pour usurpation d’identité. Cinq minutes plus tard, j’ai reçu une notification m’indiquant que mon compte avait sauté car j’usurpais l’identité de quelqu’un d’autre ! D’un coup, je n’avais plus accès à mon compte.”

Elle commence immédiatement les démarches, se crée un nouveau compte et fait appel à sa communauté pour qu’iels signalent massivement à Instagram que son compte a été supprimé par erreur. Elle envoie ensuite  un message au réseau social avec une photo de sa pièce d’identité pour prouver son identité. Une semaine plus tard, elle reçoit un mail qui lui demande d’envoyer une photo d’elle avec un papier sur lequel elle doit écrire un code envoyé avec le mail. Depuis, “pas de nouvelles. En fait, on ne sait pas combien de temps ça va durer, donc on ne peut rien faire. Tu ne peux contacter personne, tu es complètement seule.” 

Les conséquences psychologiques de la censure

Les conséquences de la censure ne sont pas seulement financières, elles sont aussi psychologiques. Les créateur.ice.s de contenus donnent énormément de temps et d’énergie dans leur travail d’éducation et leur militantisme sur Instagram. Voir ce travail réduit à néant, sans considération, peut être un vrai coup dur, comme l’explique Bettina. “Ça fait deux ans que je construis @jeneveuxpasdenfant, on était presque 25 000 abonné.e.s, et tout ce travail s’envole d’un coup. Là, j’avoue que je suis sous ma couette. Sincèrement, si je ne réussis pas à récupérer mon compte, je ne sais pas si je vais réussir à recommencer à zéro.”

“J’ai vu des collègues partir en dépression et faire un séjour d’une semaine en hôpital psychiatrique après s’être fait supprimer leur compte, parce que c’est trop dur à supporter et ça précarise énormément”, explique Lilith, travailleuse du sexe depuis deux ans, présente sur le réseau social. Comme les créateur.ice.s de contenus, les TDS aussi sont dépendant.e.s financièrement d’Instagram. Ici, pour obtenir de la visibilité, et pour se faire contacter par des clients. “Tu dois repartir à zéro, refaire tout ton feed, retrouver tous tes clients qui t’oublient parce que ton compte n’existe plus… C’est comme si on supprimait ton existence. Ton monde s’effondre.”

Car les militant.e.s féministes et sexpositives ne sont pas les seul.e.s à être mis.e.s à mal par la censure. La communauté des travailleur.euse.s du sexe (TDS) sur Instagram se retrouve démunie face à la suppression massive de leurs comptes. Lilith a récemment créé @bordelvirtuel, un compte Instagram répertoire d’autres comptes de travailleur.euse.s du sexe. “J’ai créé ce répertoire à force de voir tou.te.s mes collègues se faire censurer, d’avoir peur de moi-même perdre mon compte. C’est un vrai besoin, car la plateforme est en train de silencier l’entièreté des TDS. J’ai une collègue qui en est à son treizième compte supprimé”. Pour Lilith, la censure des TDS est clairement à la hausse depuis 2020 : “Avant il y avait des suppressions de comptes de temps en temps, souvent après un raid de signalements. Maintenant c’est devenu suppressions massives, et très ciblées. Même les comptes de TDS qui ne postent même aucune photo dénudée sont concernés. Il n’y aucune raison claire. Alors que personnellement, je n’ai jamais vu une personne ayant envoyé des dicks picks se faire censurer…”

Une modération opaque et paradoxale

“Pourquoi y-a-t-il des réponses punitives de la part d’Instagram et de Facebook ? Il y a des sanctions, comme le “shadowban”, sur lesquelles ils ne communiquent pas, voire dont ils ne reconnaissent pas l’existence”, explique Maître Louise Bouchain, l’une des avocates représentant les quatorze militantes féministes dans l’assignation en référé de Facebook. “L’intérêt de cette assignation en justice, c’est de comprendre comment fonctionne la modération et la censure.”  

“Il y a beaucoup de questions et aucune réponse, poursuit-elle. L’écart entre le contenu féministe censuré et celui qui prospère malgré les signalements massifs est très paradoxal. La nudité par exemple : il suffit de pianoter quelques mots clés pour trouver des contenus à la limite de la pornographie, voire pornographiques, sur des comptes avec des millions d’abonné.e.s qui restent en ligne. Mais la couverture de Télérama avec Barbara Butch se fait supprimer immédiatement”. 

la couverture de Télérama, avec Barbara Butch, sur Instagram
La couverture de Télérama, avec Barbara Butch, qui a été censurée par Instagram

Le biais algorithmique, c’est quoi ? 

En effet, impossible d’aborder la question de la censure sur Instagram sans parler de ce fameux algorithme. Si son fonctionnement reste très opaque, il exprime tout de même des preuves de ce qu’on appelle des “biais algorithmiques”. Les comptes et les publications représentant des personnes racisées et/ou grosses par exemple, se font beaucoup plus souvent censurer par le réseau social. Sans compter que, sur ce réseau, les tétons dits “masculins” ne sont pas signalés, ceux dits “féminins” doivent être floutés ou cachés pour rester en ligne. 

Florence Sèdes, enseignante chercheuse en informatique à l’université Toulouse 3, spécialisée en data science, explique. “Un algorithme fonctionne sur un système d’apprentissage. On lui apprend à reconnaître les images à partir d’une base de données, c’est ce qu’on appelle le “machine learning”. Si on alimente les moteurs d’intelligence artificielle avec des données concernant des mâles blancs de plus de 50 ans, ce qui est le cas, ils ne pourront pas déterminer des informations qui concernent les femmes, les minorités, etc… Ce n’est pas de la négation, c’est que ça n’existe pas dans les bases de données. Il faut donc se battre pour que ces échantillons de données existent”

Ce manque de diversité dans les bases de données joue un rôle crucial dans la censure sur les réseaux sociaux. Mais le paramétrage de l’algorithme n’est pas en reste : “On l’interprète comme étant discriminatoire mais c’est beaucoup plus bête que ça, reprend Florence Sèdes Il existe  un paramétrage pour la nudité par exemple : si il y a un pourcentage de pixels roses supérieur à un certain seuil, l’algorithme analyse que la personne est dénudée”. Cela peut expliquer la censure plus importante des nus artistiques de personnes grosses sur les réseaux sociaux. Même si la photo ne montre rien d’explicite, la plus grande surface de peau trompe l’algorithme. “On supprime cela alors que c’est assez facile à paramétrer, mais on est visiblement incapable de modérer les contenus racistes, homophobes, etc…  La censure est faite avec des pré-requis, c’est un paramétrage. Finalement, les règles qu’on pose devraient être soumises à des contraintes éthiques”, termine Florence Sèdes. 

Pour changer les biais des algorithmes, donc, plus de diversité serait de mise. Dans les bases de données d’apprentissage de ces programmes informatiques, mais aussi dans les équipes qui les conçoivent. Plus les équipes de recherches seront diversifiées, plus elles seront en mesure de créer des bases d’apprentissage plus représentatives de la société. Actuellement, on compte un taux de femmes inférieur à 20% dans les spécialistes mondiaux de l’intelligence artificielle.

Comment mettre fin à la censure ? 

Pour Maître Bouchain, la solution à cette censure réside dans la législation : “Ce sont les législateurs qui peuvent faire changer les choses. Des directives européennes vont entrer en vigueur en 2022. Ces textes imposeront aux grands groupes, comme Facebook, la transparence quant à leur modération en ligne sur les contenus qui portent atteinte à un individu en raison de son orientation sexuelle, sa religion, ses origines… Cela doit passer par un aspect législatif afin de pouvoir les contraindre. Il faut que les utilisateur.ice.s se sentent épaulé.e.s par les politiques.” Une opinion partagée par Florence Sèdes, pour qui le fonctionnement des réseaux sociaux ne devrait répondre “que de l’obligation légale. Je crois que l’on fantasme beaucoup sur les possibilités des réseaux sociaux, mais finalement, ils ne font que ce qu’on a envie qu’ils fassent.”

L’assignation en référé de Facebook a donné lieu à une médiation – toujours en cours actuellement – entre les avocates des militantes féministes et les avocats du réseau social : “Nous n’avons pas d’attente de réponse de la part de Facebook mais il faut montrer qu’on ne va pas laisser faire cela.” Contactés par Culot, Facebook n’a pas donné de réponse à nos questions.

Peut-être est-il temps de repenser notre manière de consommer du contenu ? Manon, membre du collectif “Lusted Men” désormais sur Patreon, explique : “On est dans un mouvement d’acceptation du fait de payer pour du contenu de qualité. Quand la loi Hadopi est passée, payer pour des plateformes de streaming s’est normalisé. Idem pour la  musique, aujourd’hui beaucoup de personnes ont des abonnements pour des plateformes de streaming musical. Selon moi, ce mouvement des créateur.ice.s de contenus vers des plateformes payantes fait partie de la même dynamique. Pour avoir des contenus culturels de bonne qualité, il faut rémunérer les gens qui les produisent et les diffusent.” 

Partir sur Patreon est sans doute un pari risqué pour ces créatrices de contenus, mais c’est aussi une action symbolique, et politique, permettant de montrer qu’Instagram n’est pas une plateforme indispensable. Florence Sèdes le rappelle d’ailleurs : “On pourrait imaginer, par exemple, que les femmes décident de boycotter ces réseaux sociaux parce qu’elles n’y sont pas représentées. On n’est pas victime de cela. Il faut rappeler aux gens qu’ils sont en mesure de changer les choses. J’y crois beaucoup, rien n’est une fatalité.” Si le mouvement sexpositif, et les millions d’abonné.e.s qu’il fédère, venait vraiment à déserter la plateforme, peut-être que les réseaux sociaux verraient un intérêt à faire bouger les lignes, et à enfin réagir ?

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