Cette semaine dans la newsletter de Culot
Cette newsletter a 24h de retard… et c’est fait exprès ! D’une part, pour matcher avec la ligne d’arrivée du tout premier “Tour de France” féminin. Mais aussi, pour coller au jour de la sortie de l’épisode bonus Yesss x Culot, “warriors on the road : Moto ou vélo, toustes en selle !” L’épisode est à retrouver dès aujourd’hui sur toutes les plateformes d’écoutes. Pour un peu de contexte, voici, via le portrait d’une pionnière, ce que le deux-roues a apporté aux droits des femmes.
Annie Londonderry, l’émancipation par la bicyclette

Par Marie-Alix Détrie, le 31/07/2022
NDLR : Par souci de cohérence avec le contexte historique du XIXe siècle, cet article est écrit de manière binaire “hommes / femmes”, mais le terme “femme” comprend toutes les minorités de genre
Boston, 1894. Encore vingt-six ans avant que les femmes n’obtiennent le droit de vote aux Etats Unis. Pourtant, cette année-là, une personne âgée de vingt-quatre ans est sur le point de devenir la première femme à faire un tour du monde en bicyclette.
Tout part d’un pari. Depuis la sortie du « Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne en 1872, les défis de voyage sont monnaie courante. D’après la légende, deux riches financiers affirment qu’un tour du monde à vélo serait impossible à réaliser pour une personne du dit “sexe faible”. Ils en sont si convaincus qu’ils sont prêts à offrir 10 000 $, l’équivalent de plus de 270 000 € en 2022, à celle qui parviendrait à leur prouver le contraire. Parmi les personnes qui entendent cette offre, il y a Annie Cohen Kopchovsky.
Annie n’a rien de la candidate idéale. Elle mesure 1m60, pèse 45 kg, son nom de famille révèle ses origines juives dans un contexte profondément antisémite. Immigrante originaire de Riga en Lettonie, orpheline de ses deux parents, ses revenus très modestes servent à compléter ceux de son mari et à s’occuper de jeunes ses frères et sœurs, avec qui elle vit dans un quartier défavorisé de Boston. Elle est mariée et a trois enfants âgés de cinq, trois et deux ans. Détail non négligeable, elle manque aussi d’expérience : la première fois qu’elle a touché un vélo remonte à tout juste quelques jours en arrière. Pour les faire taire, mais aussi pour pouvoir assurer de meilleures conditions de vie à sa famille, Annie Cohen Kopchovsky relève le défi.
Partie en jupe, revenue en pantalon
Quand ils apprennent le profil improbable de la candidate, les deux riches « clubmen » ajoutent des règles pour corser encore l’affaire : boucler le voyage en moins de 15 mois et récolter 5 000 $ durant le voyage, soit, cinq fois le salaire annuel moyen d’un.e Américain.e de l’époque. Au moment du départ, un représentant des cycles Columbia, membre de la Ligue américaine des Wheelmen, lui remet un vélo. Elle met quelques habits et un revolver dans un sac et, le 25 juin 1894, aux alentours de 11 heure du matin, enfourche son vélo devant une foule de 500 personnes. Annie Kopchovsky est partie pour un tour du monde.
Ses débuts sont fastidieux. Elle part en robe longue à bord de son vélo Columbia “féminin” qui pèse 20 kg. Elle se rend compte qu’elle est bien plus lente que prévu, ne parcourant que 12 à 16 km par jour. Alors qu’elle vise San Francisco, elle réalise qu’elle ne traversera pas les montagnes Rocheuses avant l’hiver. Arrivée à Chicago, elle a perdu 9 kg mais sa détermination n’a pas cillé. Elle renverse son itinéraire, fait demi-tour et reprend la route pour New-York. Elle troque sa robe encombrante pour un « bloomer », un short-culotte d’athlétisme porté par les hommes ; abandonne son corset pour un pull épais ; échange son vélo pour une bicyclette « pour hommes », deux fois plus légère et maniable, qu’elle se fait offrir par l’entreprise Sterling Cycle Works. Il lui reste onze mois pour terminer, elle embarque à bord d’un bateau à destination du Havre.
Arrivée en France, passées de longues contraintes administratives, notamment la confiscation de son vélo par la douane, elle rejoint Paris en train puis Marseille à vélo en deux semaines. De là, elle alterne bateau à vapeur, train et vélo pour relier Alexandrie, Colombo, Singapour, Saigon, Hong Kong, Shanghai et Nagasaki. Selon le quotidien « La Liberté », sur les 41 834 km que comptaient son périple, elle en aurait parcouru 14 587 à bicyclette. Car une des conditions qui n’a pas été spécifiée dans le pari, c’est le nombre de kilomètres à effectuer à vélo.
Cet article promotionnel pour le Sterling Cycle Works est publié le 11 mai 1895 dans The Bearings, un journal périodique basé à Chicago. Il retrace le chemin parcouru par Annie Londonderry, à son arrivée à San Francisco.
De la médiatisation à la sponsorisation
Depuis qu’elle a troqué ses accoutrements « féminins » pour d’autres plus pratiques, elle roule à son aise mais sa tenue fait scandale. Dans la couverture médiatique misogyne de l’époque, qui commente son accoutrement trop « masculin » et critique ouvertement son périple, elle décèle une opportunité.
Non contente d’être une pionnière du cyclisme, elle devient aussi très vite une pionnière du sponsoring. Car si d’un côté la société craint que la femme ne s’émancipe, les compagnies de vélo, elles, rêvent d’une nouvelle clientèle. La Londonderry Lithia Spring Water Company, une entreprise locale qui commercialise de l’eau de source, lui apporte son premier soutien financier à condition qu’elle porte le panneau publicitaire sur son vélo. Pour augmenter l’aide financière, Annie propose de prendre un nom d’emprunt le temps du périple. Moyennant une somme de départ de 100 $, elle se fait alors appeler Annie « Londonderry ».
Avec les mois et les kilomètres qui passent, les logos s’accumulent. Elle voit bientôt son corps et son vélo recouverts de noms de marque, déclare même à la presse qu’une place pour une pub sur son arrière-train est toujours à louer pour 300 $. Elle ajoute à ses revenus en vendant des photos d’elle et de ses aventures à des curieux.ses. Elle a la présence d’esprit d’acheter des « plaques de verre », souvenirs photo de l’époque, qu’elle projette lors de ses interventions publiques rémunérées pendant lesquelles elle raconte son périple.
Cette génie du storytelling surfe toujours sur la médiatisation dont elle est l’objet, et la fait gonfler encore, parfois en ajoutant des détails contradictoires sur son trajet et son parcours de vie. Au cours de son périple, elle prétend tour à tour être orpheline, comptable, héritière fortunée, étudiante en médecine à Harvard, avocate ou inventeuse d’une nouvelle forme de sténographie. Journalistes et lecteur.ice.s du monde entier raffolent de ses histoires fantasques évoquant la mort, les rivières gelées, la royauté, les superstitions ou même la chasse aux tigres en Inde. On la retrouve aussi, selon elle, aux avant-postes de la guerre sino-japonaise.
Même si ses détracteurs remettent en question la véracité de ses propos, quand elle repose les pieds aux Etats Unis, à San Francisco, la business woman a accumulé 1 500$. Elle compte bien amasser les 3 500 $ restants pendant sa dernière étape, la traversée du continent à vélo jusqu’à Chicago.
Le vélo, nouvel outil d’indépendance pour les femmes
Pour comprendre les raisons de la surmédiatisation, un point de contexte. A la fin du XIXe siècle, le cyclisme connaît son apogée et devient lié à une question féministe. Inventé en 1817, c’est à partir de 1860 que les premières femmes montent à vélo, et elles sont encore rares vingt ans plus tard. Car monter en selle, pour une femme, est en soi un acte qui va directement à l’encontre de l’opinion publique. Certains médecins jugent cela obscène, car avec le frottement, la selle viendrait exciter les parties intimes. D’autres estiment même la selle de vélo dangereuse, car elle pourrait endommager le sexe dit « féminin ». Autant de prétextes qui cachent un problème plus profond.
Selon Robert A. Smith, qui livre une approche sociologique du vélo dans “A Social History of the Bicycle” (Editions McGraw Hill, 1972), à l’instar d’Annie, “de plus en plus de femmes ont commencé à regarder le vélo comme une machine à liberté.” Elles ont soudain davantage d’autonomie, peuvent aller où elles veulent quand elles veulent, ne dépendent plus d’un homme pour se déplacer. Elles expérimentent aussi sur la route et la sensation de vitesse.
Les changements sociétaux amenés par la bicyclette vont jusqu’à impacter la mode. Jusqu’alors, il était bien vu que les femmes suivent la mode victorienne, qui implique corsets, cols très hauts, jupes lourdes et longues à plusieurs volets. Autant de vêtements qui brident les mouvements. Mais très rapidement, les femmes qui roulent adoptent des pantalons larges. D’après l’historien Philip Scranton, dans Beauty and Business : Commerce, Gender, and Culture in Modern America, (Routledge, 2001), « Les habits de sports ont amené une grande partie des femmes dans une discussion sur leur rapport à leurs vêtements. […] A l’heure où les femmes ne challengeaient que très rarement les diktats de la mode, la nouveauté des sports leur a donné une opportunité de repenser leurs habits. »
Le vélo devient, de fait, le moyen de transport militant – et privilégié de nombreuses suffragettes. Frances Willard, une des plus connues de son époque, apprend le vélo à l’âge de 53 ans, et raconte son expérience en 1895 dans son roman “A Wheel Within a Wheel: How I Learned to Ride the Bicycle.” Susan B. Anthony, figure phare du mouvement des suffragettes, va même jusqu’à dire : « Je pense que [la bicyclette] a davantage participé à l’émancipation des femmes que n’importe quoi d’autre dans le monde. ». Annie Cohen Kopchovsky ne semble avoir été engagée dans une cause féministe à plus large échelle, mais sa simple existence a donné un modèle de liberté et d’indépendance aux femmes de son époque, et a bouleversé les codes de genre de l’époque.

Un pari relevé
De retour aux USA, la cycliste poursuit sa course vers Los Angeles, traverse l’Arizona et le Nouveau Mexique et atteint finalement Chicago le 12 septembre 1895, quatorze mois et deux semaines après son départ. Soit, avec deux semaines d’avance. Elle a remporté son pari.
A son retour, sa réputation est faite et sa situation financière s’est transformée. Elle s’installe très rapidement à New York avec sa famille, où elle écrit des récits de voyage pour la presse locale en signant ses papiers « The new woman », « la nouvelle femme ». Dans la chronique du même nom qu’elle tient pour le New York World, elle écrit : « Je suis une journaliste et une ‘femme nouvelle’, si ce terme signifie que je suis capable de faire tout ce qu’un homme peut faire ».
Elle quittera, à terme, son travail de journaliste pour s’occuper de ses enfants et terminera sa vie à l’ombre des regards. On oublie son exploit, jusqu’à 2007, année de sortie de la biographie que son arrière-petit-neveu Peter Zheutlin lui a consacrée. Il retrace son voyage, son histoire, remet la lumière sur son parcours oublié. Peter Zheutlin démêle attentivement le vrai du faux dans la légende qui l’entoure. Il reconnaît qu’Annie avait un penchant pour l’embellissement de certains pans de l’histoire, ira jusqu’à douter de la légende du pari à l’origine du périple : les identités des deux hommes riches l’ayant provoquée n’ayant jamais été révélée, Annie aurait probablement inventé leur existence pour ajouter du sensationnel à son storytelling. La seule chose qui est sure, c’est que la businesswoman aventurière restera à jamais première femme à avoir fait le tour du monde à vélo.
Maintenant que vous avez le contexte historique “un peu” sexiste du deux-roues, écoutez “Warriors on the road : Moto ou vélo, toustes en selle !”
Pour cet épisode hors-série estival en collaboration avec Yesss Podcast, on a eu envie de prendre l’air, de filer sur les routes cheveux au vent… à nous la liberté au guidon de nos motos ou de nos vélos !
On a tenté de semer le patriarcat en compagnie de nos deux invitées. Alice, organisatrice de “Femmes et moto”, le premier festival français de bikeuses, en mixité choisie, sans hommes cis. Et Alex, une cycloféministe (contraction de cycliste et féministe) qui porte un chouette projet, les Ecrew-vis. Cette association vise à rendre la mécanique et la réparation de vélos accessibles à toustes.
A tout de suite dans vos oreilles !