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Un samedi sur deux, on t’emmène à la rencontre d’une nouvelle thématique liée au combat féministe. Cette fois-ci, Julia interviewe Maria Riot, travailleuse du sexe en Espagne . N’hésite pas à partager notre contenu autour de toi pour nous soutenir !
L'Espagne veut abolir la prostitution
Le 17 octobre, le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a annoncé sa volonté d’abolir la prostitution en Espagne d’ici à 2023. Pour cela, il compte faire passer une loi sur la pénalisation du client, loi actuellement en vigueur en France. Afin de mieux comprendre l’impact de cette décision politique sur la vie des travailleur.euse.s du sexe en Espagne, Culot s’est entretenu avec Maria Riot. Maria est travailleuse du sexe et activiste pour les droits des travailleur.euse.s du sexe. D’origine Argentine, elle vit depuis plusieurs années à Barcelone, où elle travaille comme prostituée et actrice pornographique.
Le Premier ministre Pedro Sanchèz souhaite abolir la prostitution en Espagne avant 2023. Vous avez fait partie de l’organisation de la manifestation qui a eu lieu en réponse à cette annonce. Comment cela s’est déroulé ?
C’était très spontané. Nous avons dû tout organiser en deux jours, car la nouvelle est tombée pendant le week-end. C’était très important d’avoir une réaction immédiate, il faut aller aussi vite que possible. On a réuni les travailleur.euse.s du sexe, les allié.e.s qui souhaitaient nous soutenir et la presse. Ça s’est bien mieux passé que ce que j’avais pensé, il y avait plus de 50 personnes à Barcelone et la manifestation a été reprise dans différentes villes, dont Madrid et Valence. En revanche, la presse locale barcelonaise n’a pas beaucoup parlé de nous, mais il y a eu de l’écho à l’international. Je pense que la presse locale ne veut pas prendre le risque d’aller à l’encontre du Premier ministre en couvrant notre manifestation.
Pourquoi ce retournement au sein du débat politique alors que l’Espagne a toujours eu une politique relativement floue, voire permissive, en ce qui concerne le travail du sexe ?
Le Premier ministre et d’autres membres de la classe politique jouent en permanence avec la criminalisation de la prostitution. Iels la voient comme une loi féministe et la présentent comme telle. Pour le grand public qui ne comprend pas l’ampleur de cette question, abolir la prostitution sonne comme une bonne chose : les politiques viennent à notre secours, ils sauvent les femmes… Mais tout ce qu’il font en criminalisant la prostitution, c’est nous mettre plus en danger encore.
Soit on arrête de travailler, soit on trouve une autre manière de survivre. Sauf que la pénalisation du client est déjà en vigueur dans d’autres pays, dont la France, et les résultats sont très clairs : les travailleur.euse.s du sexe continue de travailler, mais dans de biens pires conditions. Le grand public n’a pas ces informations : les grands titres de presse ne souhaitent pas nous donner la parole car nous sommes un groupe marginalisé. Ils ne nous voient pas comme des humains, finalement.De plus, beaucoup de personnes associent la prostitution avec le trafic d’êtres humains, donc la panique et la bonne morale viennent s’ajouter aux préjugés déjà existants. C’est très difficile de se battre contre cela.
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les conditions de travail des travailleur.euse.s du sexe en Espagne aujourd’hui ?
Pour le moment, la prostitution n’est ni légale ni illégale.
Aucune loi ne la définit la prostitution. C’est mieux que dans d’autres pays, comme l’Argentine, où c’est bien plus criminalisé. En Argentine, toute prostitution est considérée comme du trafic d’être humains aux yeux de la loi.
En Espagne rien n’est encore inscrit dans la loi. Le problème vient plus de la précarité et de la stigmatisation qui affectent nos vies. Dans certains quartiers de Barcelone, la police donne des amendes aux prostituées (NDLR : Les mairies de plusieurs villes d’Espagne use de la législation ambiguë encadrant la prostitution pour émettre des arrêtés municipaux pour interdire et pénaliser la prostitution sur la voie publique) et aux clients dans la rue, parce qu’ils veulent se débarrasser de nous, pour “nettoyer les rues”.
Quelle a été la réaction au sein de la communauté des travailleur.euse.s du sexe suite à cette annonce du Premier ministre ?
C’était dévastateur. Nous sommes déjà très affecté.e.s par la crise économique liée au COVID en ce moment. C’est difficile d’imaginer de pires conditions de travail, en réalité. Par exemple, nous avons fait appel à une association qui travaille avec les travailleur.euse.s du sexe de rue, afin qu’iels se joignent à la manifestation. Leur réponse était : “nous sommes trop submergé.e.s pour venir”. Beaucoup de prostituées ne se sont pas joint.e.s à la manifestation, car financièrement, iels ne peuvent pas se permettre de s’arrêter de travailler pendant deux heures.
Sans oublier que le marché de l’emploi en Espagne est catastrophique ! Il n’y a pas de travail. Donc, le gouvernement souhaite-t-il vraiment retirer la seule option de beaucoup de personnes et les pousser un peu plus vers la pauvreté ? On nous promet que l’on créera de l’emploi : pourquoi n’est-ce pas en train d’arriver dès maintenant ?
Si tu crées plus de travail, des emplois bien payés, autant que peut l’être le travail du sexe, alors oui, beaucoup de prostituées arrêteront de travailler. Mais rien de tel ne se passe, donc iels sont coincées dans le travail du sexe, parce qu’iels sont pauvres. Tant que les inégalités existeront, tant que la pauvreté existera, la prostitution existera. On continuera à faire tout ce qu’on peut pour survivre. Le gouvernement ne peut pas enlever le moyen de survie d’autant de personnes.
Selon la Federación Mujeres (NLDR : Fédération des femmes) 66 % de la prostitution concerne des femmes en recherche de logement et/ou d’un emploi, et 75% concerne des femmes qui n’ont pas d’endroits où vivre. La criminalisation de la prostitution soumet ces femmes à plus de risques encore. On parle donc d’une vraie précarisation de personnes déjà précaires ?
Oui, ça serait terrible, même pour les travailleur.euse.s du sexe plus privilégié.e.s, qui ont choisi le travail du sexe. Mais les plus impacté.e.s seront les prostituées dans des situations déjà très précaires : les femmes trans, les femmes racisées, les femmes avec des problèmes de santé, les mères qui dépendent de la prostitution pour faire vivre leur famille… Ce sont les personnes que nous devons protéger au mieux, parce que ce seront les plus affectées.
Si le gouvernement n’aime pas l’option du travail du sexe comme moyen de survie, de gagner sa vie, qu’il donne d’autres options ! Ne prenez pas la seule qu’iels ont, il n’y a aucune logique.
En Espagne, selon le Ministère de l’Intérieur, 80% des prostituées seraient issu.e.s de réseaux mafieux, du trafic d’êtres humains. Comment protéger ces personnes tout en ne mettant pas en danger les travailleur.euse.s du sexe au complet ?
Selon moi, la première chose à faire est d’abolir la “ loi organique de protection de la sécurité citoyenne” (NDLR : Une loi votée en 2015 en Espagne, qui permet de procéder à des expulsions de migrants sans que les personnes concernées n’aient la possibilité de demander l’asile ou une évaluation des risques qu’elles encourent en cas de renvoi depuis Ceuta et Melilla vers le Maroc). Car lorsqu’une personne étrangère souhaite venir vivre en Espagne, elle passe par des réseaux mafieux, qui les aident à voyager, à entrer dans le pays… Mais en échange, on demande aux femmes d’entrer dans les réseaux de prostitution. Donc beaucoup de femmes sans papiers sont exploitées par des réseaux de traite humaine, car elles veulent vivre en Espagne en espérant de meilleure conditions de vie. Le trafic d’êtres humains a lieu parce que des femmes ont besoin de partir de leur pays, qu’elles font tout pour y arriver.
De plus, ces statistiques sont données par la police. Pour être honnête, je ne ferais pas confiance à la police. En réalité c’est une estimation, pas une vraie statistique. Je pense que nous devons être vigilant.e.s sur ces chiffres et d’où ils viennent. La plupart du temps, ces chiffres sont utilisés pour renforcer la panique citoyenne alors qu’on ne parle jamais de la réalité de ces femmes, ni de ce qu’on peut mettre en place pour véritablement les aider lorsqu’elles sont dans ces situations.
Si on dit que toutes les prostituées sont des victimes du trafic d’êtres humains, la seule solution qui semble logique c’est d’abolir la prostitution. Si seulement 20% des prostituées ont choisi le travail du sexe, ça ne justifie pas de se battre contre la criminalisation du travail du sexe. Ça arrange les institutions de dire que nous ne sommes que 20% à avoir choisi ce travail et que les 80% restantes sont des victimes.
Comme vous travaillez pour l’association AMMAR (NDLR : “Asociación de Mujeres Meretrices de la Argentina” soit, le syndicat des travailleur.euse.s du sexe en Argentine) en Argentine , pourriez-vous nous parler de la différence entre les conditions de travail des travailleur.euse.s du sexe en Argentine et en Espagne ?
J’ai commencé à travailler avec AMMAR quand je suis devenue travailleuse du sexe en Argentine. Avant j’étais leur attachée de presse, maintenant je suis simplement membre étant donné que je vis en Espagne. Ce syndicat travaille de multiples manières. Évidemment, il y a des actions politiques, comme organiser des conférences et faire de l’activisme. Mais depuis la pandémie du COVID 19, AMMAR fait le travail que l’État ne fait pas : venir en aide aux travailleur.euse.s du sexe. Iels les aident avec la paperasse, iels distribuent de la nourriture, des vêtements, iels aident avec l’accès aux vaccins. Bref, iels aident avec les nécessités de base, ce que ne fait pas le gouvernement.
La situation en Argentine est plus précaire qu’en Espagne. D’abord parce qu’il y a plus de pauvreté mais également parce que la loi est bien plus dure. Toute prostitution est considérée comme de la traite humaine, toutes les prostituées sont considérées comme des victimes de trafic et toute personne travaillant avec elle, que ce soit une secrétaire, un chauffeur de taxi, quelqu’un qui leur loue un appartement, est un.e proxénète. Même si l’on consent au travail du sexe, on est des victimes de trafic.
Si j’ai une secrétaire qui organise mes rendez-vous avec mes clients en Argentine, elle ira en prison. Aux yeux de la loi et de l’État, c’est la même chose qu’un proxénète qui m’exploiterait sans mon consentement. Et c’est complètement fou. En réalité, le consentement d’un.e travailleur.euse du sexe ne compte pas. C’est seulement une question de morale.
Même si tu t’organises avec d’autres travailleur.euse.s du sexe, la plus vielle sera perçue comme la proxénète. Donc, on ne peut même pas travailler ensemble, ce qui nous pousse vers la précarité et la solitude. Ça pousse à l’isolation.
C’est la raison qui vous a fait quitter l’Argentine ?
C’est une des raisons, oui. Mais c’est aussi parce que je voulais travailler dans la pornographie, une industrie inexistante en Argentine. Mais effectivement, avoir de meilleures conditions de vie et de travail a été en grande partie la raison de mon départ d’Argentine.
Quelle est la prochaine étape après cette première manifestation en Espagne ? Qu’est-ce que vous espérez pour l’avenir ?
Nous voulons rencontrer le gouvernement, le Premier ministre. Mais ils nous ignorent. Nous essayons donc de faire des actions politiques pour les interpeller. Mais dans le même temps, nous essayons simplement de survivre. Aussi, nous priorisons le travail. Donc, nous organiser est très difficile. Lorsque vous vivez dans des conditions précaires et que vous faites partie d’un groupe marginalisé, c’est très difficile de s’organiser.
Nous souhaitons également rencontrer la ministre de l’Égalité (NDLR : Il s’agit de Irene Montero, qui dirige ce Ministère depuis janvier 2020. Le ministère de l’Égalité est le département ministériel responsable de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations en Espagne). Le ministère de l’Égalité est actuellement en train de faire passer une loi, “Sólo sí es sí” (NDLR : “Seul un oui est un oui” : ce projet de loi établit notamment l’obligation d’un consentement explicite destinée à renforcer la lutte contre le viol. Les victimes de violences sexuelles n’auront plus à démontrer qu’il y a eu violence ou qu’elles ont dû résister ou se défendre) auprès du Parlement Espagnol. La loi parle de consentement, mais en ce qui concerne les travailleur.euse du sexe, ce texte précise que notre consentement n’est pas réel, pas valable.
J’aimerais vous poser une question plus globale : pourriez-vous expliquer pourquoi cette loi de pénalisation du client est un retour en arrière, plutôt qu’une mesure progressiste pour les femmes et l’égalité des genres ?
Je pense que lorsqu’on nie le consentement d’une femme, ça importe peu que ce soit du travail du sexe ou pas. C’est un retour en arrière parce que l’on dit que nos voix sont importantes mais c’est faux. Un des slogans du féminisme est “Mon corps, mon choix”… Pourtant quand ce choix concerne une travailleuse du sexe, ça ne compte pas.
Ce projet de loi, c’est de la discrimination envers les travailleur.euse.s du sexe, un groupe déjà marginalisé et vivant dans des conditions précaires. Qui de plus, compte parmi sa communauté beaucoup de personnes trans et racisées. C’est un outil pour que les femmes se la ferment.
Comment ces stigmates affectent-ils la communauté et le travail des travailleur.euse.s du sexe ?
C’est très invalidant. Comme je le disais plus tôt, lorsque l’on fait partie d’un groupe marginalisé et précaire, c’est extrêmement difficile de s’organiser politiquement. Tu penses d’abord à comment tu vas réussir à nourrir tes enfants ou payer ton loyer.
C’est très difficile de faire entendre notre voix : si une travailleuse du sexe s’exprime, elle est vue comme une proxénète, si un.e allié.e s’exprime, iel est anti-féministe… De plus, lorsque l’on est activiste pour les droits des travailleur.euse.s du sexe comme moi, on fait face à des attaques, du harcèlement tous les jours. De la part de féministes abolitionnistes, du gouvernement, etc…
Qu’est-ce que vous pensez être important à savoir pour le grand public ?
Si des personnes souhaitent nous aider, je donnerai les conseils suivants : à chaque fois qu’il y a une discussion sur la prostitution, à chaque fois que quelqu’un crache sur cette profession, à chaque fois que tu peux faire quelque chose pour les travailleur.euse.s du sexe, fais-le !Peut-être que ce sera des petites choses : un post sur les réseaux sociaux, une discussion avec un.e ami.e, signer une pétition… Mais ça compte. La marginalisation à laquelle nous faisons face est immense et nous avons vraiment besoin d’allié.e.s avec nous. C’est extrêmement important, parce que cette loi veut faire en sorte que nous soyons seul.e.s. Cette société pense que nous sommes seul.e.s, donc montrer que nous avons des gens qui nous soutiennent, c’est très puissant.
Et en France ?
Cela fait maintenant 5 ans que la loi de racolage a été abrogée, le 13 avril 2016, pour laisser place à la pénalisation du client. Concrètement, cela signifie que du point de vue de la loi, on considère les travailleur.euse.s du sexe comme des victimes et qu’il faut punir les clients et les proxénétes. Un client est passible d’une contravention de 1 500€ et d’un stage de sensibilisation. Depuis le vote de cette loi, 1 300 client.e.s de prostituées ont été verbalisé.e.s en moyenne par an en France.
Cette loi continue de diviser l’opinion publique et les associations. En effet, la pénalisation de la prostitution ainsi qu’une posture politique abolitionniste voire prohibitionniste, aurait tendance à forcer les travailleur.euse.s du sexe à s’éloigner des centres-villes. Iels peuvent donc plus difficilement recevoir l’aide des associations et sont plus vulnérables face à des client.e.s violent.e.s.
Dans le cadre d’une enquête sur la pénalisation du client, Nicolas Mai, professeur à l’université Aix-Marseille, après de nombreux entretiens avec des travailleur.euse.s du sexe, explique que “Beaucoup des répondants, à la fois migrants et non-migrants, estiment que les effets de la pénalisation des clients ont été partiellement anticipés car les prix ont diminué et que les clients les plus sûrs ont arrêté de les contacter par peur d’être condamnés à une amende”.