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Un samedi sur deux, on t’emmène à la rencontre d’une nouvelle thématique liée au combat féministe. Cette fois-ci, non seulement on t’écrit un vendredi. Mais en plus, on a changé de sujet en cours de route, au vu de l’urgence de l’actualité. Jessica Martinez prend la plume pour rebondir sur le droit à l’avortement menacé aux USA.
Droit à l'avortement menacé aux USA : la dystopie rattrape la réalité
Depuis plusieurs mois, plusieurs États, aux USA, restreignent à tour de rôle l’accès à l’avortement. La soupape de sécurité de ce droit fondamental ? L’arrêt « Roe contre Wade », qui a acté en 1973 que le droit à l’avortement est garanti partout aux États-Unis. Mais aujourd’hui cette jurisprudence pourrait disparaître. Plongée dans une dystopie qui n’a rien d’une fiction.
Quand je vois passer les gros titres mardi matin, je pense d’abord que « The Handmaid’s Tale », célèbre série dystopique que je suis en train de binge-watcher, me monte à la tête. Car sur mon ordinateur, sur mon téléphone, à la télévision, partout, s’affiche ce titre : « États-Unis : la Cour Suprême prête à annuler le droit à l’avortement ».
Nous sommes le 3 mai 2022 et je me dis que c’est impossible. Que quelqu’un.e, dans une rédaction, s’est forcément trompé.e. J’ouvre malgré tout un des articles et dès les premiers mots, je sens ma gorge se contracter. Le média Politico dit s’être procuré un document interne, « l’avant-projet d’une décision majoritaire » de la Cour Suprême, évoquant clairement la fin du droit à l’avortement. Quelques lignes plus loin, la dystopie devient réelle : la Cour Suprême confirme l’authenticité de la note ayant fuité.
Le texte, daté du 10 février 2022, est rédigé par le juge conservateur Samuel Alito. Il y est inscrit noir sur blanc que l’arrêt « Roe contre Wade », jurisprudence qui acte depuis 1973 que la Constitution des États Unis protège le droit des femmes à avorter, est « totalement infondé dès le début ». Et la note va plus loin. « La Constitution n’interdit pas aux citoyens de chaque État de réglementer ou d’interdire l’avortement », qui « constitue une question morale profonde » et « n’est pas profondément enraciné dans l’histoire et les traditions de la nation ». Je suis sidérée. Nous sommes en 2022, 49 ans après que le droit à l’avortement ait été reconnu sur le sol américain par cette jurisprudence, et ce droit est remis en question. Qui plus est, dans un texte signé de la main d’un homme.

Deux femmes manifestent devant la Cour Suprême américaine ce mercredi. Sur la bannière de l’une d’elles, on peut lire “L’avortement est un soin de santé”. © D.R.
En apprenant la véracité de cette actualité, un nom me vient immédiatement en tête : Defred. Soit, l’héroïne de The Handmaid’s Tale. Le hasard du calendrier fait que, moi qui ai lu La Servante Écarlate de Margaret Atwood il y a des années, livre duquel est tiré la série sortie en 2017, je ne regarde cette dernière que depuis quelques jours. Pour vous resituer, The Handmaid’s Tale suit le quotidien de Defred, une femme libre devenue une « servante » à la robe pourpre, dans la nouvelle République de Gilead* (*Anciennement les États-Unis). On comprend que cette nouvelle République, qui n’a de République que le nom, a été érigée suite à une double « crise ». La première, alimentaire, le réchauffement climatique ayant entraîné de très pauvres récoltes au fil des années. La seconde, une « crise de la fertilité », les naissances dans le monde étant devenues de plus en plus rares.
Après trois faux attentats et l’instauration d’une loi martiale* (*loi qui supplante toutes les autres en cas de crise grave), la République de Gilead se met en place. Aussitôt, une partie de la population en est la cible (attention spoiler inattendu) : les femmes (fin du spoiler inattendu). Pour vous la faire courte, les femmes finissent par être lentement mais sûrement dépossédées de tout droit. Pire, elles sont divisées en trois « catégories » : les épouses, les servantes et les Martha* (*les bonnes à tout faire). Parce que Defred a mis au monde une fille, elle devient une « servante » : envoyée dans la maison d’un « Commandeur », elle est violée une fois par mois au cours d’une cérémonie soi-disant sacrée, dans l’espoir qu’elle mette au monde un enfant.
De Gilead à Washington D.C. : les droits des femmes en péril
Là où le lien s’est immédiatement fait dans ma tête entre la série et la fuite de ce document émanant de la Cour Suprême, c’est que la République de Gilead ne s’est pas bâtie en un jour, loin de là. Dans la série, Defred, qui s’appelle en fait June, voit ses droits tomber un à un. Un jour, elle remarque que son compte en banque a été clôturé et son argent transféré à son conjoint, les femmes n’ayant plus le droit de posséder ni argent ni propriété. Quelques jours plus tard, son patron la licencie, les femmes n’ayant plus le droit de travailler dans cette nouvelle République. Lorsqu’elle renouvelle la prescription pour sa pilule contraceptive, elle doit désormais faire signer le document par son mari. La foule proteste évidemment, les femmes en première ligne, mais la rébellion est rapidement étouffée par l’usage de la force.
Vous trouvez exagéré le parallèle entre cette série et ce qui se passe actuellement ? Pourtant c’est loin d’être la première fois que les Conservateurs, aux USA, tentent de faire passer des lois anti-IVG et ainsi de reprendre le contrôle des corps des femmes. Aux États-Unis, comme nous le disions plus haut, le droit à l’avortement est reconnu depuis 1973, et ce tant que le fœtus n’est pas considéré médicalement comme “viable”, soit jusqu’à 22 à 24 semaines de grossesse. Pourtant, ces dernières années plusieurs États ont fait voter des lois outrepassant cette jurisprudence et permettant, déjà, de limiter l’accès à l’IVG au sein de leurs frontières.
C’est le cas du Texas en septembre 2021, où une loi vient interdire l’avortement au-delà de 6 semaines. Puis le 22 mars de cette année, quand l’Idaho autorise les poursuites civiles contre les professionnel.le.s de santé pratiquant des IVG. En Floride, où le seuil légal pour avorter était de 24 semaines, une loi promulguée le 14 avril 2022 interdit désormais l’IVG passées 15 semaines. En Oklahoma il y a quelques jours, ont été également interdits les avortements passées 6 semaines, rendant immédiatement illégale la quasi-totalité des avortements dans l’État. Une loi qui avait par ailleurs été votée dans cinq autres États entre 2019 et 2021 : la Géorgie, l’Ohio, le Kentucky, le Mississipi et la Louisiane. En Alabama, une loi a été signée par la Gouverneure de l’État en 2019, en vue d’interdire purement et simplement l’avortement, sans aucune exception. Si elle n’a pu être mise en place, bloquée justement par l’arrêt « Roe contre Wade », reste que l’Institut Guttmatcher révélait qu’en 2014, 93 % des comtés de l’Alabama ne disposaient pas de cliniques réalisant des avortements, rendant de fait l’avortement quasi impossible dans cet État. Au total, en 2022, pas moins de 31 États sur 50 ont introduit des propositions de loi anti-avortement, selon l’institut pro-choix Guttmacher.
Ces lois, si elles n’empêches pas complètement les avortements – les femmes se rendent dans un Etat pro-IVG pour le pratiquer- rendent néanmoins les IVG moins accessibles et plus dangereux. Ainsi les États-Unis enregistrent le taux de mortalité maternelle le plus élevé parmi les pays industrialisés : 23,8 décès pour 100.000 naissances, selon un rapport du National Center for Health Statistics.
Un héritage de la présidence Trump
Dans tous les cas cités, la Cour Suprême, soit la plus haute autorité juridique aux États-Unis, aurait eu le pouvoir de déclarer ces lois inconstitutionnelles et les faire annuler. A la place, sa réponse fut, ces dernières années, toujours la même : invoquer des « questions de procédures complexes et nouvelles ». Ne vous y trompez pas, cette non-action est une prise de position. Car aux États-Unis, la Cour Suprême a basculé dans le camp des Conservateurs et n’est officiellement plus du côté des femmes. Un basculement que l’on doit largement à Donald Trump qui, sous son mandat, a fait entrer trois nouveaux magistrats à la Cour Suprême, solidifiant ainsi sa majorité conservatrice, passant à six juges conservateurs sur neuf.
La fuite du document interne de la Cour Suprême a provoqué une onde de choc dans tout le pays. Il faut dire que concrètement, si cette conclusion est retenue par la Haute Cour fin juin 2022, les États-Unis reviendront à la situation en vigueur avant 1973, quand chaque État était libre d’interdire ou d’autoriser les avortements. « Soyons clair : c’est un avant-projet. Il est scandaleux, sans précédent, mais pas final : l’avortement reste votre droit et est encore légal », a tweeté l’organisation Planned Parenthood, qui gère de nombreuses cliniques pratiquant des avortements aux États-Unis. Des responsables démocrates ont également immédiatement dénoncé l’éventuelle décision. Elle constituerait « une abomination, l’une des pires décisions et des plus dommageables de l’Histoire moderne », ont estimé dans un communiqué conjoint la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, et le chef des sénateurs démocrates, Chuck Schumer.
Plusieurs élus Républicains ont, quant à eux et au contraire, salué une victoire « annoncée ». « C’est la meilleure et la plus importante nouvelle de notre vie », a commenté la représentante républicaine du Congrès, Marjorie Taylor Greene, alors que son confrère Josh Hawley appelait la Cour à publier « dès maintenant » son arrêt.

Des manifestant.e.s devant la Cour Suprême des USA cette semaine. Sur leur bannière, on peut lire “Sauvez Roe”, en référence à la loi “Roe contre Wade” qui garantit le droit à l’avortement aux États-Unis. © D.R.
Regarder la réalité en face
Ceci n’est pas un exercice. Nous sommes en 2022 et aujourd’hui, les mots de Simone de Beauvoir résonnent plus fort que jamais : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
Ceci n’est pas un exercice. Nous sommes en 2022 et le droit à l’avortement des États-Unien.ne.s, protégé par l’arrêt “Roe v. Wade” depuis près de cinquante ans, est menacé. Si ce texte était “annulé” par la Cour Suprême, l’avortement pourrait devenir illégal dans environ la moitié des États américains. L’institut de recherche Guttmacher estime à 22 sur 50 le nombre d’États où une interdiction complète de l’avortement serait alors « certaine », car ces États ont déjà mis en place des lois ou des amendements à cet effet. Parmi eux, treize États disposent déjà de lois dites « trigger laws » qui déclencheraient une interdiction pure et simple de l’avortement.
Ceci n’est pas un exercice. Nous sommes en 2022 et à l’heure où j’écris ces lignes, les droits de millions d’États-Unien.ne.s sont en train d’être « discutés », leur droit à disposer de leurs propres corps, « débattus ». Et il n’y aura personne pour crier « Coupez ! » à la fin de la dernière prise de la journée, ni pour féliciter ses équipes pour l’excellent épisode tourné, avant de revenir à une vie normale.
Ceci n’est pas un exercice. Nous sommes en 2022, et jamais un avenir dystopique bafouant les droits des femmes n’a paru si réaliste. Par définition, une dystopie est un « récit de fiction qui décrit un monde “utopique” sombre ». Cela fait plusieurs années que les États-Unis sont sortis du « récit de fiction » pour entrer dans une réalité cauchemardesque. L’adoption d’un tel texte serait un retour en arrière historique concernant les droits des femmes. Il est temps pour nous d’arrêter de fermer les yeux sur ces assauts répétés envers ces derniers. Ne détournons pas le regard. La lutte pour conserver les droits des femmes se passe maintenant. Elle se déroule à nos portes. Et nous sommes tou.te.s concerné.e.s.