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Un samedi sur deux, on t’emmène à la rencontre d’une nouvelle thématique liée au combat féministe. Cette fois-ci, on part à la rencontre de celleux qui font le porno de demain : le porno éthique, dans le respect des acteur.ice.s. Et en parlant de consentement, respect, bienveillance…
Dans les coulisses d’un porno éthique : “La Journée des Framboises”

Alors que le porno mainstream est au cœur de nombreux scandales, qu’un rapport du Sénat vient de sortir pour inciter l’Etat à réagir face aux “violences systémiques” liées à l’industrie pornographique, nous nous sommes demandé : est-ce qu’un autre porno est possible ? La réponse est oui. Plongée dans les backstages de “La Journée des Framboises”, un film signé Solène Milcent et Imogen Mansfield, sorti le 31 août 2022 sur la plateforme XConfessions, dans lequel respect, consentement, érotisme et sexualité sont intrinsèquement liés.
Par Jessica Martinez, le 8.10.22
Sur un portail de film pour adultes, vous cliquez sur le titre « La Journée des Framboises». En l’espace de 16 minutes et 47 secondes, les surprises s’enchaînent. La première, vous arrivez dans un café et tout le monde est habillé. La deuxième, une scène de rencontre très naturelle s’installe. La troisième, l’image est belle, la lumière diffuse. Soudain, vous sentez presque le goût du café qu’Ava vient de commander, vous sentez que vous vous penchez légèrement pour tenter de voir ce que Gabriel dessine… Attendez… On est toujours en train de regarder un porno, là ?
« Si vous êtes dans le mood pour un court métrage pour adulte indépendant, issu d’une vraie confidence sexuelle, alors vous êtes au bon endroit ». C’est par ces mots que s’ouvre la page d’accueil du site pour adulte XConfession, lancé en 2013 par la réalisatrice Erika Lust, devenue productrice. La mission qu’elle s’est donnée est affichée une ligne plus loin : « Créer la nouvelle vague du cinéma pour adulte ». L’idée du site est simple : les internautes envoient leurs fantasmes sous formes écrites qui, s’ils sont retenus, prendront vie sous la forme d’un court métrage. Ce challenge a séduit deux réalisatrices, qui ont co-écrit et réalisé « La Journée des Framboises», le nouveau film de la plate-forme.
Oser leur premier film
« C’est l’histoire d’un plaisir inattendu, d’une connexion spontanée, » commence Imogen Mansfield, co-réalisatrice, « Entre deux êtres humains qui se connectent via ce qu’iels aiment, en l’occurrence l’art, puis ensuite via leurs corps », complète Solène Milcent, co-signataire du court-métrage « La Journée des Framboises ».
Ecrire et réaliser un film pour adulte n’était pas forcément au programme de ces deux amies, qui se rencontrent en 2017 à Barcelone. Le coup de foudre est aussi bien amical que professionnel, via leur envie commune d’aborder à travers la photo, ou la vidéo, tous les sujets entourant les corps. Elles travaillent ensemble en 2020, Imogen à la réalisation, Solène à la photo) sur un premier court métrage de huit minutes sur l’expérience de l’avortement. Puis, pendant le premier confinement, la même année, désireuses de mêler art et sexualités, elles se tournent vers la plate-forme d’Erika Lust, pour laquelle Solène a déjà collaboré en tant que photographe. «On leur a envoyé un premier script, mais il ne correspondait pas assez à ce qu’iels font », commence Solène. « Ça nous a pris pas mal de temps de trouver en nous le courage d’écrire un scénario plus explicite. Mais on a trouvé notre écriture pas à pas, scène après scène.» Un an après le refus du premier scénario, le second est accepté.

Solène Milcent et Imogen Mansfield, sur le tournage de leur court métrage, “La Journée des Framboises”
Les deux réalisatrices commencent alors à composer leur équipe, avec une notion en tête. « Quand tu filmes quelque chose où les personnes vont autant révéler une part intime, il faut être conscient.e que c’est un gros morceau pour elleux. Pour nous, il était important que le casting se sente soutenu dans chaque étape du projet », explique Imogen. Pour s’en assurer, certaines boîtes de production rendent désormais obligatoire sur site la présence d’un.e « coordinateur.rice d’intimité » : une personne dont le rôle est de s’assurer du confort, du bien-être et du respect des limites des acteur.ice.s pendant le tournage. C’est le cas des films produits par Erika Lust.
Intimité et consentement au cœur du tournage
Ici, c’est l’activiste et performeuse X Maria Riot qui tient ce rôle. Une présence bienveillante qui a rassuré les deux acteur.ice.s, et particulièrement Sofia Laone, aka « Ava », dont c’était la toute première participation à un film pour adulte. « C’est comme avoir quelqu’un qui se soucie de tes besoins 100% du temps. On a parlé de ce qu’on aimait, de ce qu’on n’aimait pas, de ce qu’on se sentait à l’aise ou non de faire devant une caméra. Par exemple, elle nous a demandé, dans le travail préparatoire, quelles étaient nos limites, quelles pratiques sexuelles nous n’étions pas prêt.e.s à performer. Cela a complètement été respecté et ne nous a jamais été re-demandé. » Un rôle qui permet aussi de vérifier le consentement des deux acteur.ice.s tout au long du tournage, selon Oja Kay, qui interprète Gabriel. « Ça rendait tout plus confortable et facile. Elle venait vérifier très régulièrement que tout allait bien pour chacun.e de nous. Quand on m’a parlé de ce métier, ça m’a vraiment surpris. Ça m’a donné une grande confiance dans le porno éthique. »

Sur le tournage de “La Journée des Framboises”, la performeuse et militante féministe Maria Riot (en haut à droite de l’image) s’entretient avec les acteur.ice.s avant le tournage de la scène de sexe, en tant que coordinatrice d’intimité.
Autre « détail », au moment de filmer la scène de sexe explicite, dont le tournage dure une heure, les deux réalistarices ne laissent autour des acteur.ice.s que l’équipe la plus réduite, et la plus indispensable, dans la pièce avec eux. Une demande d’ailleurs inscrite dans un guide transmis par les équipes d’Erika Lust, pour réaliser un film X le plus éthique possible. « Au total, nous étions une quinzaine. Mais au moment de cette scène, iels devaient être 4 ou 5 autour des acteur.ice.s. Nous, nous étions dans la pièce d’à côté, en train de suivre la scène sur un écran », précise Solène.
Un choix qui a permis aux acteur.ice.s de se connecter encore plus pendant cette scène. « Les personnes restantes dans la pièce étaient si discrètes, qu’à un moment, j’étais allongé sur le dos et je fermais les yeux » commence Oja, « en les ré-ouvrant, j’étais presque surpris de voir la caméra au-dessus de nous. Je n’arrêtais pas d’oublier qu’on était filmé.e.s. » Par ailleurs, le tournage ayant lieu à Barcelone, là où vit Sofia, Oja vient deux jours avant le tournage, ce qui permet aux acteur.ice.s novices de se rencontrer, de découvrir la ville, et ainsi de créer une complicité réelle hors caméra. « Ce sont toutes ces choses finalement qui ont fait que je me suis sentie en sécurité tout au long de la création du film. L’équipe était vraiment bienveillante, tout était pensé pour s’assurer que nous allions bien », ajoute Sofia.
La découverte d’un porno éthique
Solène, co-réalisatrice, se rappelle de sa découverte du porno alors qu’elle est adolescente. « Quand j’étais au collège, j’ai vu des pornos qui m’ont dégoutée, sans mon consentement d’ailleurs : des ami.e.s me les ont juste mis sous les yeux, sans me demander mon accord. C’est comme ça que j’ai vu mon premier porno. Je me suis dit, c’est donc “ça”, le sexe ? Ça m’a paru violent”. Alors pour son film, pas question de reproduire le même schéma. « L’histoire parle de deux être humains qui se rencontrent, peu importe leur genre et leur appareil génital. Ce film parle d’attraction, d’une expérience. De plus, il était important pour nous de montrer du sexe non-pénétratif. Surtout dans cette société où on a encore l’impression que le sexe doit être reproductif ».
De fait, dans « La journée des Framboises », et malgré le format court-métrage, l’accent est mis sur la connexion qui se développe entre les deux personnages : Gabriel laisse un dessin d’Ava sur une table, puis l’invite chez lui une fois qu’elle a tenté de le ratrapper dans la rue. De son côté, Ava prend quelques secondes de réflexion avant d’accepter l’invitation. « Dans le film nous avons aussi voulu montrer le consentement : iels se regardent constamment, ont des gestes d’affection, des échanges de regards», complète Imogen. Autre différence avec un film pour adulte mainstream ? Les codes de genres sont inversés. « On voit assez clairement que c’est Ava la fonceuse, celle qui déclenche la rencontre en tentant de capter le regard de Gabriel. Gabriel lui, a une énergie plus douce et réservée ».
Cette intention de réalisation a aussi beaucoup parlé aux deux acteur.ice.s. « Je m’imagine, plus jeune, voir un tel film. Ca aurait été très relaxant, de découvrir le sexe comme ça », commence Sofia. « Car nous montrons un échange dans lequel les deux font attention à l’autre, pas un rapport de domination. C’est un désir partagé ». Oja confie avoir eu un déclic sur la différence entre porno mainstream et porno éthique après des échanges à ce sujet avec sa petite amie. « En parlant avec ma copine, avec des amies, je vois combien ce genre de films les font se sentir plus à l’aise. Elles vont jusqu’à dire « ça, je pourrais le regarder et là ça m’excite ». Aussi parce qu’il y a une vraie histoire derrière». Quant à savoir s’iels voient d’autres différences entre un porno mainstream, Sofia complète. « La société patriarcale demande aux femmes de se conformer à certaines images. Ton corps doit être parfait, ressembler à ci ou à ça. Là,personne ne m’a dit à quoi je devrais ressembler, je n’ai ressenti aucune pression. Ça a été très réconfortant. »
Erika Lust, de Sciences Po aux films porno
Derrière La Journée des Framboises, il y a Lust Productions, lancé par une réalisatrice et productrice de films pour adultes qui n’est aujourd’hui plus à présenter. En 2004, Erika Lust, diplômée en sciences politiques et en études de genre, termine ses études de réalisation. Pour son projet de fin d’étude, elle réalise « The Good Girl », un film porno tel qu’elle le rêve. Son audace ne s’arrête pas là : elle met le film en ligne gratuitement. En seulement quelques jours, le film est téléchargé des millions de fois. Le constat est sans appel : le porno « éthique » a un public, qui semblait attendre autre chose depuis longtemps. La carrière d’Erika Lust est lancée.
Le 3 décembre 2014, à Vienne, elle se tient sur scène, pour une conférence TEDx intitulée « It’s time for porn to change » (« il est temps que le porno change »). Elle plante le décors : « Imagine une scène, une scène pornographique. Vous voyez une femme, blonde, une mini robe moulante et rouge à lèvres. Vous voyez une b*** de la taille de celle d’un étalon », commence la réalisatrice suédoise, déclenchant les rires du public. « Elle lui fait une fellation. Pourquoi ? Parce qu’il est venu l’aider quand sa voiture est tombée en panne ». Les rires se déclenchent à nouveau. « Ensuite il jouit sur son visage, et elle sourit avec un plaisir feint. Ca c’est le porno actuel. Il est temps que le porno change ».
Elle embraye : « Savez-vous que les adolescents, nos enfants, regardent du porno en ligne, avant même de faire du sexe ? ». En effet, d’après une enquête de 2016, 25% des requêtes mondiales sur les moteurs de recherche concernent la pornographie et 35% des téléchargements en ligne sont de nature pornographique. Au sein du public de ses téléchargements, des adolescent.e.s : une étude du Fonds Actions Addictions datant de 2018, nous apprend que « un.e jeune sur quatre, dont 15% des 14-17 ans, regarde de la pornographie au moins une fois par semaine, 9% une fois par jour, et 5% plusieurs fois par jour ». Elle-même mère de deux adolescent.e.s, Lust affirme : « Le porno est l’éducation sexuelle d’aujourd’hui et ça a un impact direct sur l’éducation genrée. Et quelle est l’inspiration de nos enfants ? Du mauvais porno, chauviniste et malsain. C’est pourquoi le porno doit changer. » La conférence, sur Youtube, a dépassé le million de vues. En 2015, le site XConfessions génère 120 000 membres actif.ve.s, un nombre en croissance permanente depuis.

Sur le tournage de “La Journée des Framboises”
Vers une autre école de la sexualité
Cette conférence a beaucoup parlé à Solène. « Dans l’idéal, j’aimerais qu’on puisse projeter ce genre de films au lycée. Je pense qu’il serait même possible de montrer des films tels que “La Journée des Framboises”, avec les bonnes explications autours bien sur. Ou on pourrait imaginer montrer des films éducatifs: pour faire voir des sexualités et des représentations différentes. Et constater qu’en matière de sexualité, il n’y a pas une seule règle. Que ce qu’ont appelle les « préliminaires » en France, est en fait déjà du sexe, que la « fin » d’un rapport n’est pas forcément l’orgasme, que le consentement enthousiaste et répété est fondamental. »
« Est-il normal qu’en 2022, le sexe reste un sujet si mystérieux quand on débute nos vies sexuelles ? », se demande Imogen au cours de l’entretien. En théorie, l’éducation sexuelle est obligatoire en France dans les écoles, collèges et lycées depuis l’article L312-16 du Code de l’Éducation datant de 2001, à raison d’au moins trois séances annuelles. Des objectifs loin d’êtres respectés, selon une enquête dévoilée par le collectif #NousToutes et menée auprès de 10 900 personnes. En 2022 les répondant.e.s n’ont eu en moyenne que 2,7 séances d’éducation à la vie sexuelle et affective, soit à peine 13 % des 21 séances qu’ils auraient dû avoir, révèle l’enquête.
Imogen reprend : « Au final, ce qu’on en transmet aujourd’hui pourrait être résumé à “cette partie s’insère dans cette partie, et point”. Alors que le sexe est tellement plus que ça. Et on peut l’apprendre à travers l’art. C’est dans ce sens-là que j’aimerais que notre film ait un impact, car il montre l’importance d’écouter l’autre personne, de vérifier son consentement durant toute la durée d’une interaction sexuelle, observer son langage corporel, etc. Le vrai sexe, quoi ! ».
Changer les mentalités
Oja est modèle photo et serveur. Sofia, danseuse, actrice, professeure de yoga et parfois serveuse également. Aucun.e d’eux deux n’avait joué dans un film avec une vraie équipe de tournage autour d’elleux. Alors, annoncer à leurs proches qu’iels avaient performé dans un film pornographique a été source d’étonnement. « Au début, certain.e.s proches ont été un peu choqué.e.s, mais iels me connaissent et m’aiment. Iels savent que j’aime travailler sur la thématique du corps et de la sexualité. Je suis très fière d’avoir tourné dans ce film. » explique Sofia. Depuis, elle a joué dans d’autres films d’Erika Lust. « J’aime bien jouer avec ça maintenant. Quand je rencontre des gens, j’aime leur dire “oui je suis une actrice porno”. Et voir comment iels réagissent. C’est drôle, iels pensent que je suis une actrice de pornhub et après je leur parle de combien ça n’a rien à voir avec l’industrie mainstream. Je me sens très puissante de ces expériences ».
Pour Solène et Imogen, en parler à leurs proches a d’abord été plus compliqué. « Il y a ce stéréotype persistant selon lequel les réalisateur.ice.s de films X sont extraverti.e.s et si confiant.e.s. Nous sommes toutes les deux d’un tempérament discret et calme », explique Imogen. « Au début mes proches étaient surpris », partage quant à elle Solène. « Mais ensuite quand iels ont vu le film, iels m’ont dit, “Je ne savais pas qu’un porno pouvait ressembler à ça !” » Avant de générer un déclic pour chacune d’elles. Solène explique : « Ça a été dur pour nous d’accepter et d’embrasser le mot “pornographie” car il a une connotation négative. Mais avec ce film, on essaie de lui donner un nouveau sens, justement. Donc je trouve important de revendiquer ce terme, pour aider la pornographie à changer d’image, de sens. A se transformer. »
De quoi rêver de nouveaux projets sur lesquels travailler ensemble pour les deux réalisatrices. « On pense déjà au prochain film à réaliser ensemble », annonce Solène. « Ce ne sera pas forcément un film pornographique, mais on veut que la sexualité soit au cœur de notre travail ». « On veut imaginer le futur du sexe », ajoute Imogen. «Selon nous ce futur est très queer. Le genre aura une signification différente au niveau social. Peut-être que nous n’aurons plus besoin du genre, de notre ethnicité ou de notre sexualité pour nous reconnaître mutuellement? Nous parlerons plutôt de connexions intimes et d’émotions entre êtres vivants. »
Pour aller plus loin
1 – Lien du Ted Talk d’Erika Lust, à Vienne en 2013
2 – La vidéo (en anglais) “Feminist Porn : shifting our sexual culture”: Feminist porn: shifting our sexual culture | Olivia Tarplin | TEDxJerseyCity
3 – Le documentaire Arte TV sur l’industrie mainstream du X, “Pleasure”